D’abord une farce, puis une tragédie : Chronique narrative transactionnelle de Drakengard à NieR: Automata

16

Traduction française d’après la version originale publiée le 25 Avril 2017 par Hunter Galbraith : https://planckstorytime.wordpress.com/2017/04/25/nier-automata-analysis/

Traducteurs :

logoJVC Andruzzi  –  logoJVC Futsuu  –  Pigeonrationel – logoJVC Viewsty

logoJVC TheJgjfg  –  logoJVC Whiisky-003


“No one stops!” (« Personne ne va arrêter ! »)

– Popola, NieR (2010)

“This cannot continue.” (« Ça ne peut pas continuer. »)

– Machines du désert, NieR: Automata (2017)

NieR: Automata récemment publié a des éloges presque universels. Dans cet essai, j’ai l’intention d’examiner les thèmes globaux du jeu et d’évaluer les mécanismes de la narration contribuant à son unique accomplissement.

I. Un Ennuyeux Traité sur le Paradoxe des Jeux en tant qu’Art

Il y a six ans, j’ai fait une vidéo se moquant de l’idée qualifiant les jeux vidéo comme art. Le cœur de l’idée se concentrait essentiellement sur le vide d’un canon littéraire dans les jeux populaires, prouvant sa déficience comme médium. La vidéo était principalement comique dans ses intentions, se moquant des joueurs qui se sentaient contraints de valider leur hobby comme du grand art, comme s’ils n’avaient pas le droit d’en jouir autrement. Ma défense satirique de l’art dans les limites du médium identifiait des jeux comme Dead Space, Red Dead Redemption et Gears of War, des fruits tellement à portée de main que je me suis presque fait mal au dos en me moquant d’eux.

Mes réflexions sur le sujet ont mûri depuis, mais je maintiens que les jeux vidéo souffrent de limitations structurelles inhérentes qui entravent leurs chances de réussir artistiquement. La première limitation vient de la division des tâches.

Traditionnellement, les beaux-arts sont souvent pensés comme une harmonie des éléments, où tous les composants d’une pièce interagissent avec tous les autres composants afin de générer un sens plus large qui est (heureusement) plus grand que la somme de ses parties. Cela est plus réalisable dans des médiums tels que les livres ou les peintures, car, souvent, un seul agent créatif supervise chaque aspect de la construction d’une pièce. Ce qui est ultimement rendu est une gestalt d’efforts conscients d’un artiste individuel (ou d’un petit groupe). Quand un artiste échoue à faire interagir une pièce positivement avec sa propre composition, cela mène à un art qui est mauvais – et plus l’engagement est complexe (tel qu’un film ou un jeu), plus vous avez besoin d’artisans pour mener le projet à bout. Ceci augmente la probabilité d’incongruité et de négligence – non seulement à cause de la taille de la main-d’œuvre, mais aussi de la diversité des rôles que jouent les artistes.

Les longs-métrages sont fréquemment faits par des centaines de personnes, toutes travaillant sur des tâches bien spécialisées : l’écriture, l’éclairage, le montage, les effets visuels, le jeu d’acteur, les costumes, le mixage sonore. Le rôle du directeur est de s’assurer que ces différentes sous-tâches contribuent toutes à unifier un ensemble meilleur. Les directeurs particulièrement forts qui gèrent chaque élément d’un film produisent finalement quelque chose d’un style caractéristique (ndt : un film d’auteur). C’est la fondation de la politique des auteurs. Ces auteurs sont rares, et pas même nécessairement bons ; vous pourriez considérer Neil Breen ou Tommt Wiseau comme méritant le titre tout autant que Wes Anderson ou Quentin Tarantino. Mais, le point demeure qu’une forte vision directrice a une plus grande probabilité de produire de l’art qu’un fantôme dans la machine des efforts décousus d’une centaine d’employés.

Dans le cas des jeux vidéo, cela devient encore plus compliqué, comme les disciplines des créateurs sont encore plus dispersées. Les artistes numériques, les programmeurs, les level designers et les testeurs font équipe avec les écrivains, les doubleurs et les compositeurs dont les domaines respectifs sont souvent difficiles à mettre en synergie. C’est difficile, mais pas impossible, de concilier l’esthétique et la technique. Mais même les jeux qui sont glorifiés pour leur écriture et leur narration le sont souvent entièrement grâce aux capacités de leurs écrivains, plutôt qu’en tirant profit du médium. La majorité des jeux avec des histoires acclamées, dont beaucoup me plaisent, utilisent le langage du cinéma, au lieu d’explorer le potentiel des jeux vidéo. The Last of Us, Mass Effect, Metal Gear Solid, se jouent tous comme deux travaux distincts : le jeu et l’histoire. Jouer à Uncharted et voir que Nathan Drake représenté dans les cinématiques comme un suave, charmant blagueur avec de la compassion pour ses amis échoue à être traduit en phase de gameplay, où Drake tue des gens par centaines afin de satisfaire son désir d’aventure. Le terme communément appliqué ici est « dissonance ludonarrative », et indique le potentiel vidéoludique de créer un art significatif gâché tout en recyclant des techniques du cinéma ad nauseam.

L’autre grand obstacle pour reconnaître les jeux en tant qu’art vient des objectifs contradictoires entre ces deux identités. Un «jeu», de par sa conception, est censé être amusant. Du moins, c’est ce dont le courant des critiques se soucie ostensiblement. Les jeux sont évalués par rapport à leurs level designs, leurs combats, leurs graphismes. Si un jeu fait tout ceci correctement en ayant une mauvaise histoire, c’est quand même un 16/20. Si un jeu a une bonne histoire mais est frustrant à jouer, c’est un 6/20. La priorité absolue, parmi la majorité des critiques tout comme des joueurs, c’est la jouabilité et, par définition, la jouabilité devrait être amusante. Être ennuyant, frustrant ou autrement déplaisant est le pire des péchés qu’un jeu puisse commettre. S’il a une histoire décente, ce n’est qu’un prix de consolation.

Intrinsèquement, ceci limite la matière qu’un jeu peut couvrir. Est-ce qu’un jeu peut aborder élégamment des sujets profanes et tabous tout en étant « amusant » ? Il devrait y avoir du mérite en quelque chose couvrant un sujet repoussant et, si habilement conçu, aussi repoussant à jouer. De telles exécutions de ce genre de matériaux ont une riche histoire dans le cinéma, la littérature, la musique et les arts visuels. Mais c’est rare dans les jeux. Ceci tient moins de la condamnation que du diagnostic, qui n’est, heureusement, pas universel.

YokoTaro

Yoko Taro est un réalisateur et scénariste japonais de jeux vidéo travaillant pour Square Enix. Il a apparemment fait de son but dans la vie de démentir tous mes rejets initiaux du potentiel artistique dans les jeux. Notoirement solitaire, ambigument antisocial et sans doute provocateur, son travail sur les séries Drakengard et NieR a prouvé que les limitations susmentionnées peuvent être surmontées de manières précédemment insoupçonnées.

La composante clé derrière son succès en tant qu’artiste est sa volonté de transcender les imitations peu enthousiastes de films et d’offrir une interaction sans égale et non reproductible entre la façon dont ses histoires sont lues et vécues par les joueurs, facilitant un processus transactionnel qui les intègre en tant que narrateurs.

Cet écrit va principalement se focaliser sur l’interprétation et l’analyse du récent chef-d’œuvre de Yoko Taro ; NieR : Automata. Cependant, j’aimerais jeter un bref coup d’œil aux volets précédents de sa série afin de fournir un contexte à sa thèse globale, à savoir sa préoccupation avec le fait de tuer.

II. Une histoire de violence

*Spoilers sur Drakengard et NieR*

La première œuvre dirigée par Yoko Taro, Drakengard (Drag-on Dragoon au Japon) est sortie en 2003 et la réception critique plutôt moyenne s’était accompagnée d’une confusion certaine. L’histoire suit Caim, un soldat dans un monde médiéval qui se bat contre un empire maléfique et un culte sinistre. D’autres personnages s’ajoutent au casting : un ermite pédophile, une elfe cannibale ayant un goût prononcé pour les enfants et une haute prêtresse, âgée de 5 ans, qui parle avec la voix grave d’un homme plus âgé. Le jeu propose plusieurs fins qui deviennent de plus en plus inquiétantes. La première fin propose une résolution positive, quoiqu’un peu morose, de l’histoire. Cependant, au moment où le joueur atteint le chemin final, le monde entier est descendu aux enfers. Des bébés cannibales géants descendent de l’espace et dévorent la plupart des personnages. Dans une dernière tentative désespérée, Caim et son dragon, Angelus, s’attaquent à la reine de ces monstres qui les téléporte dans un Shinjuku moderne, dans la ville de Tokyo. S’ensuit une bataille rythmique dans le ciel surplombant Tokyo, où Caim défait la reine, provoquant sa dissolution et recouvrant la ville de sel. Puis Caim et Angelus sont interceptés et tués par l’armée de l’air japonaise. Et c’est la fin.

Drakenguard

La folie derrière l’histoire de Drakengard est évidente et n’est pas passée inaperçue à la sortie du jeu, mais son interaction avec les autres éléments du jeu ont su élever la narration de Drakengard d’une hallucination cauchemardesque à une véritable œuvre de littérature expérimentale.

Comme l’ont souligné rapidement la plupart des testeurs du jeu, Drakengard n’est pas amusant. Les combats sont monotones, les objectifs de missions sont souvent vagues et frustrants, l’interface utilisateur n’est pas intuitive, et l’atmosphère générale est morose et oppressante – des choses qu’on ne trouve généralement pas dans les RPG de Square. L’atmosphère dérangeante de Drakengard est une composante essentielle de sa narration. La bande son infâme qui accompagne le jeu a été arrangée à partir d’extraits de symphonies classiques mélangés pour produire une véritable cacophonie qui a agressé les tympans des joueurs à chaque instant de jeu. La dissonance de ces pistes devient plus extrême à mesure que la réalité du scénario s’effondre, menant à d’étranges arrêts à mi-notes et autres effets désorientants. Et pourtant, cette bande son inconfortable offre une toile de fond parfaite pour une histoire inconfortable à propos d’enfants soldats, de génocides, d’incestes et tout un paquet d’autres choses dérangeantes. On dirait que Drakengard s’en prend directement au joueur, jusqu’au boss final déconcertant et à la limite de l’imbattable.

Des jeux ont exploré des sujets tabous par le passé, mais seul Drakengard a su créer une union formelle et thématique entre le gameplay et l’histoire. Au fur et à mesure de la progression du jeu, les joueurs réalisent que le protagoniste, Caim, est un homme très dérangé qui se complait des massacres qu’il provoque. La pitié et la compassion sont des concepts qui ne l’atteignent pas du tout. Chaque niveau du jeu est une nouvelle démonstration de la folie destructive de Caim. Mais le jeu ne se contente pas de demander au joueur de juger ses actions odieuses à travers des cinématiques. À la place, le dégoût du joueur est naturellement incubé à partir de l’épuisante expérience de traverser champs de bataille après champs de bataille en tuant tout ce qui bouge. Dans un médium où la violence est un standard, où des personnages tuent par dizaines ou centaines tout en restant des  «héros», où la violence est tenue à distance, simplifiée voir même célébrée (« Bravo ! Vous avez tué 100 ennemis ! »), Drakengard utilise chaque force textuelle à sa disposition pour se rendre désagréable aux joueurs. Drakengard est l’équivalent en jeu vidéo du traitement Ludevico d’Orange Mécanique. La narration ne peut pas être ignorée car elle est infusée dans chaque élément composant le jeu. Drakengard transmet son message en se rendant détestable pour le joueur.

La psychose des personnages, le chaos du monde et la dissonance de la musique participent tous à la thèse centrale au jeu : la folie de la violence. Quel genre de personne doit-on être pour pouvoir tuer comme un personnage de jeu vidéo ? Quel type de joueur faut-il être pour perpétuer ce cycle de violence à travers plusieurs parties, en ne recevant en récompense que des fins de plus en plus sombres ? Drakengard a réussi une chose jamais vue en son temps : il a résolu la dissonance ludonarrative.

Drakengard a eu droit à une suite (Drakengard 2) et un préquel (Drakengard 3). Le deuxième jeu ne mérite pas vraiment d’être mentionné car l’implication de Yoko Taro était très limitée, Square ayant décidé de donner la direction et l’écriture à quelqu’un d’autre dans l’espoir de rendre le jeu moins horrible et plus vendeur. Malgré les améliorations notables en terme de mécaniques de combat (i.e. qui deviennent plus amusants), cette suite n’avait clairement pas le charme du premier et la plupart des fans ont décidé de l’ignorer. Le jeu est même mis en quarantaine de sa propre petite timeline, ce qui explique son absence quasi systématique de toutes les discussions sur son univers ou l’histoire de la franchise.

Drakengard 3 signe le retour de Yoko Taro et de son atmosphère sombre typique. Il se concentre cependant plus à donner des détails supplémentaires sur le monde et à s’auto-parodier qu’à casser les codes de la narration comme le premier épisode. Il contient un bon nombre de moments amusants mais au final n’a pas grand chose à dire et ressemble plus à de la chair à wiki (ndt: wiki fodder) qu’autre chose. Mais il reste une interprétation rafraîchissante et une preuve de la largeur du répertoire de Yoko Taro en tant qu’auteur.

Mais, quelques années avant Drakengard 3, Yoko Taro écrivit et dirigea une suite alternative à Drakengard, qui se plaça après la cinquième et dernière fin (celle avec la bataille de Tokyo). Ce nouveau titre, NieR, fit encore progresser les réflexions abordées par Drakengard en les amenant à un autre niveau.

NieR

NieR est sorti en 2010 et sa réception fut moyenne mais a depuis lors développé un culte immense par les fans. Le jeu se déroule dans un futur post-apocalyptique où de petits groupes d’humains tentent de vivre normalement malgré la menace d’entités nommées Ombres (ndt: Shades). En contraste avec l’atmosphère oppressante de Drakengard, le ton mélancolique de NieR est soutenu par la sombre et superbe bande son signée Keiichi Okabe, qui a d’ailleurs inspiré nombre d’arrangements et d’albums hommages.

Les critiques n’ont pas tari d’éloges sur NieR, soulignant son écriture, son doublage et ses personnages fascinants. À première vue, son contenu plus sobre et élégant semble le rendre moins audacieux que Drakengard ; mais la brillance de NieR se trouve dans le fait qu’il aborde les mêmes questions posées par son prédécesseur sous des angles différents. Et au final, il arrive à une conclusion bien différente.

Alors que le joueur contrôle le protagoniste dans sa quête pour sauver sa fille malade (ou sa sœur dans la version japonaise NieR Replicant), le jeu commente le cycle de violence que l’humanité perpétue sans le savoir. Ceci se fait à travers le questionnement de l’héroïsme de Nier (et par extension, du joueur). Contrairement à Caim, Nier est quelqu’un de bienveillant et désire réellement rendre le monde meilleur, même si le bien-être de sa fille passe toujours en premier. La première moitié de NieR nous montre donc le héros embarquer dans une aventure typique du jeu vidéo. Il propose des mini-quêtes pour aider les villageois, se moque du design de certains boss inspirés de classiques comme Zelda,  offre un étrange passage d’aventure textuelle et propose même d’explorer un manoir clairement inspiré du premier Resident Evil. La première partie, bien que pas totalement exempte de drames et de pathétismes, parodie de manière affectueuse les genres populaires du jeu vidéo et les bagages qu’ils apportent avec eux. Sinistrement, cela inclut le penchant de notre aimable casting à résoudre les problèmes au fil de l’épée.

La seconde partie de NieR offre une descente vers une tragédie complète. La violence entre les Humains et les Ombres augmente de manière dramatique et plusieurs personnages deviennent fou de chagrin. Arrivé à la conclusion, Nier et ses amis réalisent que l’humanité telle que nous la connaissons a disparue depuis longtemps. En utilisant les pouvoirs extraits du dragon de Caim, l’humain a inventé une manière de survivre l’apocalypse en séparant leurs âmes de leurs corps. Une collection de clones sans âmes appelés «Réplicants» étaient supposés entretenir le monde durant son rétablissement de plusieurs centaines d’années avant que les âmes (appelées «Gestalt») retournent à leurs corps correspondant. Hélas, les Réplicants, Nier et ses amis compris, ont développés une conscience et se sont rebellés contre les Gestalts, les forçant à arpenter la nature en tant que ces Ombres sauvages. Nier lui même est le clone du Shadowlord, un Gestalt gouvernant le système en entier. Le Shadowlord a pour but de retrouver son corps et celui de sa fille, avec comme ultime objectif de restaurer l’humanité. Au final, Nier reste fidèle à ses convictions et, plaçant la sécurité de sa fille avant tout, détruit le Shadowlord, ce qui provoque l’effondrement du projet Gestalt et condamne tous les Réplicants et toutes les Ombres à l’extinction.

Yoko Taro utilise à nouveau le concept de parties multiples comme un moyen de développer l’histoire. Les itérations répétées offrent par exemple une nouvelle compréhension des dialogues des Ombres, qui apparaissent comme des créatures dotées d’émotions au moins aussi humaines que celles des Réplicants. De fait, la plupart des rencontres violentes de Nier s’avèrent être de simples problèmes de compréhension qui escaladent à cause de l’ignorance de Nier et de son obsession aveugle à sauver sa fille. Nier et ses amis restent des personnages sympathiques malgré tout cela, mais le joueur perçoit désormais des actions héroïques ou altruistes sous un tout nouvel angle. Le conflit entre Réplicants et Gestalts est inévitable et insolvable, mais aucun des deux côtés n’a raison ou tort. Yoko Taro a admis que l’histoire de NieR est inspirée des évènements du 11 septembre et de la Guerre Contre la Terreur qui en a résulté. Il a ressenti que la conclusion apportée par Drakengard n’était pas satisfaisante – à savoir qu’il faut être fou pour provoquer des génocides –, et a songé à raconter une histoire présentant deux côtés sympathiques mais opposés qui tentent de se détruire par nécessité, idéalisme ou justice. Le fait que les actions de Nier provoquent l’extinction de l’humanité remet en question la douleur inévitable qu’engendre un tel conflit.

Si Drakengard se concentre sur la folie de la violence, NieR s’interroge sur la banalité de la violence. Encore une fois, les joueurs sont impliqués dans ce questionnement. Ils font des quêtes pour aider les villageois en détresse en omettant consciemment les Ombres qu’ils doivent tuer pour les finir. Les jeux vidéo ont souvent été décrits comme des power fantasy (ndt. : c’est à dire, permettant de fantasmer sur des pouvoirs surnaturels afin d’être une personne respectée, voire crainte), et je considère que l’opportunité de devenir un héros plus grand que nature contribue largement à ce phénomène. Nier est clairement dévoué au bien être de sa fille, mais au lieu de rester à son chevet pour la réconforter face au dernier stade de sa maladie, il saute sur l’occasion d’embarquer dans une aventure pour trouver une cure, accompagné de son livre parlant. Nier est facilement manipulé à se lancer dans cette aventure par une fausse prophétie racontée par Devola et Popola, ses deux amies de longue date et secrètement agentes au service du Shadowlord. Au cours du jeu, les temps de chargements nous montrent des lettres venant de la fille malade de Nier, lui demandant de rentrer et de passer du temps avec elle. Après la défaite du Shadowlord, sa maladie n’est même pas soignée. La seule chose «gagnée» par Nier, c’est d’avoir condamné l’humanité. L’héroïsme de Nier contient une bonne part d’égoïsme, un peu comme celui du joueur. Les conséquences de nos actions pervertissent rétroactivement les précédentes séquences sympathiques, bienveillantes et pleines d’humour. Ce qui s’annonçait comme une quête du Grâal au ton léger évolue en une série de massacres ou personne ne peut «gagner». A travers les parties répétés, Yoko Taro reprend l’aphorisme classique de Karl Marx («D’abord une tragédie, puis une farce») et l’inverse. Il laisse le précédent sens d’héroïsme du joueur invalidé.

Nier bénéficie cependant d’une dernière chance de rédemption. Une chance de devenir un véritable héros, malgré son propre égoïsme. Quand son amie, Kainé, est sur le point de mourir, Nier reçoit le choix de sacrifier sa vie à sa place. Mais il y a une subtilité : personne ne se souviendra jamais de son existence. Cette scène finale met au défi l’altruisme de Nier en lui offrant l’opportunité de faire quelque chose de complètement exempt d’égoïsme. Le joueur, au même moment, se retrouve aussi face à de véritables conséquences. Un jeu moindre se contenterait de proposer le choix de sauver Nier ou Kainé, rendant tout élément de sacrifice arbitraire ; après tout, le joueur ne risquerait rien. Mais la fin légendaire de NieR pose un véritable ultimatum au joueur pour mettre à l’épreuve son dévouement : supprimer l’existence de Nier provoquera la suppression de toutes les sauvegardes du jeu. Pour voir la véritable fin, les joueurs doivent sacrifier ce qu’ils ont mis tant de temps à atteindre. Une suppression pure et simple de toute traces de leurs actions jusqu’ici. Cette unique technique de narration porte l’expérience personnelle du joueur au cœur du message central de la narration.

Et oui, la suppression est réelle et irréversible.

La tragédie de l’histoire de NieR complémente la tragédie de sa production. Cavia Inc., la société de Yoko Taro, a coulé peu de temps après la sortie du jeu. L’équipe créative a tout donné mais les ventes sont restées négligeables. La sortie du jeu se passant entre Mass Effect 2 et Final Fantasy XIII, aucun JRPG à petit budget n’aurait pu concurrencer de tels géants.

Quelques années plus tard, NieR a connu un pic de popularité. Yoko Taro s’est associé à Platinum Games pour produire une suite avec un budget significativement supérieur : NieR: Automata.

III.  Je commence à parler de NieR: Automata Ici

2B9SA2

Après quatorze ans de déception critique et commerciale, l’esprit culturel de l’époque a finalement rattrapé Yoko Taro. Automata n’est rien de moins qu’un chef-d’œuvre. En collaborant avec Platinum, Yoko Taro a réussi a sertir son jeu d’un gameplay rapide, de combats et de design de boss viscéraux, répondant ainsi à la demande de la plupart des joueurs. Combiné avec des personnages attrayants, une direction visuelle unique, et l’une des meilleures musiques de ces dernières années ; il semble que Yoko Taro ait enfin créé un jeu qui pourrait attirer l’œil des masses. Mais Automata reste-t-il à la hauteur de la narration mise en place par ses prédécesseurs ?

Chaque explication offerte ici, peu importe sa longueur ou sa profondeur, va inévitablement manquer de capturer à quel point Automata est conçu efficacement. Pour cette raison, je vais tenter de limiter mon analyse aux motifs et thèmes les plus généraux, et examiner comment ils capitalisent sur leur médium pour délivrer une intensité accrue.

IV. Sexe, Violence, et l’Évolution du Discours de Drakengard.

*Cette section contient des spoilers sur NieR: Automata*

Automata prend place des milliers d’années après le NieR original, racontant l’histoire des androïdes 2B, 9S et A2 alors qu’ils combattent des formes de vie mécaniques dans une guerre par procuration entre l’humanité et les extra-terrestres. Sous le commandement de YoRHa, un programme militaire androïde, ils se battent pour le compte des réfugiés humains abrités sur la lune, tout en contemplant la futilité de cette guerre sans fin. Malgré leur programmation orientée vers le combat, les androïdes et les machines possèdent néanmoins des émotions, incluant la sympathie, l’amour, et le désir sexuel.

Tôt dans le jeu, 2B et 9S tombent face à une communauté de machines demeurant dans le désert qui imitent des actes sexuels malgré la non possession d’organes génitaux. Les deux soldats entrent sans prévenir dans une immense orgie de robots, remplie de machines non coordonnées poussant ensemble leurs aines imaginaires et essayant d’exécuter des cunnilingus sans bouches appropriées. L’ensemble du spectacle est aussi mignon que dérangeant. Cet acte est censé rappeler au joueur des enfants jouant à « Papa et Maman », imitant la vie adulte tout en ne la comprenant qu’à un niveau superficiel. Pourtant, miraculeusement, les girations stériles des machines se concrétisent par l’accouchement d’une progéniture humanoïde, adulte. Cette scène introduit Adam – un antagoniste majeur, mené à la vie juste après un chœur de déclarations amoureuses et une copulation implacable, seulement pour être directement présenté face à la violence quand 2B et 9S tentent de le tuer. Même si Adam survit à cette première rencontre, la violence infligée dans son état de nouveau né influence son ultérieure vision du monde et sa perception du désir.

Adam, tout comme son frère jumeau, Ève, a été sculpté par les machines sur l’image d’humains élusifs, que les machines révèrent en lieu et place de leurs progéniteurs aliens. En fait, la première révélation montre que les machines ont déjà anéanti les aliens, qu’Adam décrit comme « simples » et « semblables à des plantes ».  Adam montre une fascination pour l’espèce humaine, spécifiquement parce qu’ils ont « aimé et tué dans une égale mesure ». Adam, qui a émergé d’un utérus métallique exempt d’organes génitaux et expérimenté son premier moment d’intimité avec le fil d’une épée, voit le sexe et la violence comme les deux faces d’une même pièce, inextricables de l’expérience humaine qu’il cherche désespérément à imiter.

Les autres machines partagent les hypothèses de Adam. Simone [Beauvoir], une chanteuse d’opéra hostile, cannibalise androïdes et machines sans faire de distinction dans l’espoir d’obtenir la beauté et la désirabilité. Une troupe de théâtre hétéroclite exécute sa propre interprétation tordue de Roméo et Juliette, qui s’abaisse rapidement à un spectacle de tuerie quand les deux amants titulaires se massacrent l’un l’autre (et leurs doublures ; on en parlera en détail plus tard).

Les androïdes YoRHa, de la même façon, ne sont pas exempts de l’association du sexe et de la violence. 2B et les autres unités de combat portent toutes des tenues sexy avec des jupes en dentelles et des talons hauts. Comme pour les machines, ils exagèrent l’esthétique jusqu’à l’absurde. Mais une quête annexe avec le personnage Psycho révèle un aspect intéressant de la chimie cérébrale synthétique des androïdes :

« Eh, vous voyez ça ? Ça prouve que le cerveau d’un androïde est doté d’un algorithme conçu pour fournir des sensations de plaisir pendant les combats ! Sans lui, on aurait sûrement arrêté de se battre il y a des lustres. Ça c’est un mécanisme évolutif brutalement efficace ! »

La découverte de Psycho explique non seulement l’association pavlovienne du sexe avec la violence instillée dans tous les androïdes, mais contextualise aussi une partie clé de l’expérience de jeu : le système de combat, comme expérimenté par le joueur. Subjective comme peut l’être une telle assomption, Platinum Games est renommé pour son système de combats raffiné, qui met typiquement l’accent sur des batailles intenses, viscérales qui sont stimulantes visuellement et mécaniquement. Quand Automata a été annoncé, beaucoup de fans ont été ravis d’apprendre la collaboration entre Yoko Taro et Platinum, étant donné qu’ils voyaient généralement les mécaniques de combat comme le défaut majeur de ses précédents opus. En effet, une grande partie de la réception positive de Automata vient de son gameplay amélioré. Il a fait toute la différence, permettant au jeu de gagner un succès commercial et critique au-delà de toute espérance. Mais Automata ne sacrifie en aucun cas la cohésion narrative pour un combat plus fluide et divertissant. Il utilise plutôt les sentiments orgasmiques créés par les rencontres ennemies grandioses et les combats de boss féroces pour induire le joueur dans la psychologie des androïdes. Comme Psycho l’établit, les androïdes auraient été poussés au désespoir ou à la folie par la guerre éternelle contre les machines sans ce petit plaisir rhapsodique dans le frisson de la bataille. Tandis que Drakengard a cherché à rendre la violence insipide, Automata s’efforce de la rendre amusante, mais il garde néanmoins les implications perturbantes de son prédécesseur. Dans le monde de Automata, la violence agit comme rempart contre la folie.

Drakengard a exprimé la folie de la violence. NieR a exprimé la banalité de la violence. NieR: Automata exprime la nécessité de la violence. Et avec chaque nouveau jeu, le gameplay devient plus amusant, toutefois sans en perdre sa substance thématique.

Alors que ce passe-t-il quand la violence n’est pas amusante ? 9S possède des sentiments romantiques évidents envers 2B, mais elle reste froide et distante. En tant que modèle de support, les devoirs de 9S perdent l’excitation ou les récompenses que 2B et A2 reçoivent. Parmi les critiques notables du jeu, la plus répandue vient de l’insatisfaction générale quant au style de gameplay de 9S. La plupart des joueurs trouvent son contrôle significativement moins amusant que pour les deux autres, vu que 9S n’est pas conçu pour les combats rapprochés palpitants qu’ils apprécient. Même 9S se plaint de l’ennui que lui procure son job de hacking par moments. En considérant ce que l’on a appris sur la chimie cérébrale des androïdes, c’est facile de comprendre pourquoi 9S est frustré sexuellement – et comment cette frustration contribue à la folie qui le consume lors du troisième acte.

Après la mort de 2B, 9S lance une vendetta alimentée de colère contre les machines et A2. Alors qu’il est affligé par sa mort son comportement devient de plus en plus irrégulier et violent. La vraie perversité de ce carnage n’est révélée qu’à la fin de la troisième partie. Il s’avère que 2B était, en réalité, une unité d’exécution créée pour assassiner 9S quand il aurait inévitablement découvert la vérité sur l’extinction de l’humanité. En fait, 2B avait déjà tué 9S plusieurs fois par le passé – il lui manque juste le souvenir de ses précédentes incarnations, ou alors s’obstine dans son déni. Le comportement froid de 2B envers 9S, son insistance constante que « les émotions sont interdites »  à chaque fois qu’il essayait de se rapprocher d’elle (malgré le fait qu’aucun autre androïde, 2B incluse, ne se soumet à cette règle dans n’importe quel autre contexte), tous servent à la protéger contre la douleur de ses devoirs meurtriers.

FinA

Néanmoins, 2B conserve des sentiments envers lui. Quand Ève infecte 9S avec un virus logique à la fin de la première partie, il la supplie de le tuer. Elle accepte les larmes aux yeux, enjambant son corps étendu au sol, enveloppant ses mains autour de son cou et poussant ses hanches contre lui de manière suggestive tandis qu’elle l’étrangle. Un joueur perspicace remarquera la perversité de la scène avant même la révélation finale du jeu. Après qu’elle en a fini, elle se lamente que « ça se finit toujours ainsi », présageant sa véritable mission bien avant qu’elle ne soit mise en lumière.

Une partie de 9S, cependant, semble reconnaître 2B pour ce qu’elle est, bien qu’étant réticent à l’accepter. Lorsque 9S massacre une construction de machines manipulant ses souvenirs dans le monde numérique de son esprit, elle se transforme en 2B lors de sa défaite. Cette scène est l’inverse de la précédente, avec 9S chevauchant le corps de 2B et enfonçant son épée à plusieurs reprise dans sa poitrine, crachant du sang à chaque assaut. Ses fantasmes sexuels s’entrelacent avec ses instincts violents, et ensemble ils agissent comme un exutoire thérapeutique à son chagrin – bien qu’un peu trop tard.

Dans une des scènes les plus controversées du jeu, Adam capture 9S et, via une simple interface de texte, s’étend sur son obsession pour le conflit et la haine. Immédiatement après son diagnostic de 9S comme étant quelqu’un voulant autant « tout détruire »  qu’« être aimé de tous », Adam lance un pavé dans la marre :

« Tu es en train de penser à quel point tu aimerais ****** 2B, n’est-ce pas ? »

À valeur nominale, la plupart des joueurs supposent que le mot censuré est « baiser ». Mais d’autres occurrences de « baiser »  ne sont pas censurées à travers le jeu – c’est un jeu PEGI 18 après tout. Cependant, après avoir fini l’histoire, beaucoup s’accordent à dire que ce mot à 6 lettres est en fait « butter » , une idée bien plus profane et plus apte à être rejetée par l’esprit de 9S. Les textes anglais et japonais sont obscurcis de la même façon. L’ambiguïté de la déclaration, particulièrement en considérant la préface d’Adam, améliore le chevauchement entre les idées de sexe et de violence parmi les acteurs de Automata. 9S veut aimer 2B, physiquement et émotionnellement, mais lutte encore et toujours pour réprimer les vies d’angoisse qu’elle lui a causées. La nature irréconciliable de ce conflit bascule son chagrin vers la folie.

Le symbole final de ce paradoxe vient sous la forme du pénultième boss – Ko-Shi/Ro-Shi. Ce boss est la fusion de deux entités séparées : une sphère noire, Ko-Shi, dont le nom est tiré de Confucius – et une sphère blanche, Ro-Shi, dont le nom est tiré de Lao Tseu. Les deux philosophes sont associés avec le Taoïsme, et la dualité de leur forme combinée représente le symbole du Yin et du Yang. De plus, le modèle de couleurs noir et blanc est déjà apparu sur les armes et véhicules signatures de 9S et 2B respectivement. L’union de ces deux âmes, de ces deux idées, se matérialise sous forme d’une abomination mécanique, une contradiction à laquelle 9S doit faire face et surmonter.

Le mélange de plaisir et de douleur, un jeu d’action amusant avec une histoire amèrement critique, se transmet d’une façon qui ne peut pas être représentée dans un autre medium. NieR: Automata suit les traces de ses prédécesseurs en spéculant sur la nature de la violence et comment une audience interagit avec dans un ensemble vidéoludique. Yoko Taro a conçu les voyages personnels des protagonistes pour compléter la narration émergente contribuée par le joueur. La conclusion de Automata à la question de violence diffère des sorties précédentes de Yoko Taro sans perdre une once de sa profondeur.

V. Qu’y a-t-il dans un nom ?

*Cette section contient des spoilers concernant NieR:  Automata*

L’une des plus grandes qualités de Yoko Taro est sa capacité à transformer des moments humoristiques apparemment inoffensifs ou des bris du quatrième mur en de sérieux éléments dramatiques. Il prend toutes les blagues foireuses ou les personnages excentriques pour servir une idée plus large au sein de la narration. Préfigurer des histoires tend souvent à associer les tons entre les scènes et à payer : si l’installation est amusante, alors elle apparaîtra typiquement plus tard comme un morceau comique, tandis que des scènes plus graves présagent quelque chose à la signification similaire. D’autre part, les jeux de Yoko Taro contiennent souvent des blagues, des leitmotivs ou de embarrassants mélanges de genres, comme on le voit  dans les aventures textuelles et le satyre du jeu vidéo en général dans la première moitié de NieR, qui ressortent avec des implications très différentes plus tard dans l’histoire.

Les noms d’Adam et Ève dérivent de l’histoire biblique des origines de la Genèse. Cependant, les deux frères dans Automata sont des hommes, comme Ève le fait remarquer dans une de ses conversations avec son frère. Ève, étudiant la bible sous l’ordre d’Adam, suggère que  s’appeler Caïn et Abel aurait plus de sens. Adam rejette cette suggestion, citant que les humains (les êtres mythiques à l’image desquels ils ont été créés) changent rarement leurs noms. Une lecture initiale de cette scène donne impression d’une chaleureuse, si quelque peu dysfonctionnel,  relation entre les deux, et toute la conversation à la table à dîner crie au sitcom domestique. Une autre couche d’humour peut être trouvée dans la critique d’Ève du détournement de l’image chrétien, une issue dominante dans les JRPGs comme Xenogears, Final Fantasy et Shin Megami Tensei.

Yoko Taro tire profit de la naïveté collective des machines pour se moquer des tendances de l’industrie qui le frustrent. À partir du monologue d’ouverture de 2B, il incite les joueurs à espérer tuer Dieu, un trope épuisé dans les JRPG, uniquement pour retourner cette supposition plus tard. Si Dieu est décrit comme un créateur et qui définit le but de l’existence, alors les humains sont les dieux incontestés des androïdes. Les humains, cependant, sont éteints. 2B ne peut jamais avoir la chance de tuer Dieu, parce que Dieu est déjà mort. Cette inversion sinistre et humoristique se moque des androïdes et de la même manière des joueurs puristes du genre, mais ceci renie aussi aux androïdes la possibilité de se rebeller contre leur destin. Si Dieu était le capitaine d’un navire, naviguant sur son cours prévu contre la volonté de son équipage, la mutinerie pourrait changer leur destin. Mais sans Dieu, sans plan, sans bateau, sans vent, les androïdes se perdent dans une mer vide – un sort plus effrayant qu’un capitaine cruel.

Adam&Eve

De plus, la blague sur l’homonymie d’Adam souligne son ignorance de son sens originel, l’embrassant uniquement sur des niveaux superficiels – une qualité qu’il partage avec beaucoup de ses frères machines. Il ordonne à Ève de manger une pomme, bien que n’ayant pas besoin de subsistance sous une telle forme, espérant que cela lui apportera la connaissance. Mais les interprétations bibliques traditionnelles considèrent la consommation par Adam et Ève du Fruit de la Connaissance du Bien et du Mal comme une chose négative qui a volé leur innocence et leur a fait perdre la grâce de Dieu. Adam insiste également sur le fait que tous deux portent des vêtements pour être plus humains, ce que leurs homologues n’ont fait que par honte. En fait, ni Adam ni Ève ne possèdent d’’organes sexuels visibles lorsqu’ils sont nus, remettant encore plus en question l’intérêt de l’imitation. Ils peuvent ne pas avoir le sens de la honte ; ou plutôt, ils peuvent célébrer la honte comme faisant partie de la condition humaine.

Quand 9S se penche sur les dossiers des machines, il remarque que les sociétés des machines essaient souvent de mettre en place des gouvernements, mais n’apprennent jamais de leurs erreurs. Malgré une remarquable capacité d’adaptation au combat, une ville machine renversera continuellement des ses despotes et en installera directement des nouveaux, en dépit de connaître les conséquences désastreuses. Au début, 9S exprime de la frustration face à la stupidité des machines, mais il considère ensuite explication alternative : l’objectif est l’échec. Pour légitimer leur culte du cargo les machines, avec Adam, identifient les moyens les plus efficaces pour imiter les défauts de l’humanité. Les derniers moments d’Adam viennent quand il se déconnecte du réseau des machines, qui lui a accordé l’immortalité effective, afin de combattre 2B avec une peur de la mort qui a inspiré tant d’émotions humaines. La mortalité représente l’énigme finale de son obsession pour les humains, et de même que l’Adam biblique a été condamné à mort par sa soif de connaissance, l’Adam d’Automata l’est aussi.

Un autre exemple frappant de la farce transformée en tragédie est une pièce de théâtre humoristique exécutée par des machines: « Roméos et Juliettes ». Dans la pièce de théâtre, qui se déroule au milieu d’une quête annexe bizarre comme un unique gag, trois Roméos et trois Juliettes n’arrivent pas à s’identifier et tentent de résoudre le problème par un processus d’élimination – littéralement. Il semble que la seule partie de la pièce qui résonne avec les machines, en dépit de leur innocence enfantine et de leur désir sincère de divertir, est sa fin particulièrement horrible, et son interprétation exagérée. Un membre du public, l’identifiant comme de la littérature du vieux monde, suggère qu’il parle de la capacité de l’humanité à la cruauté. Même cette interprétation est destinée à provoquer le rire du joueur, car beaucoup de spectateurs se trouvent profondément émus par la présentation infantile (sauf pour un cynique ; vous ne pouvez pas plaire à tout le monde). Les fans considèrent généralement « Roméos et Juliettes » comme l’un des moments les plus drôles du jeu.

Romeo&Juliette

Néanmoins, la pièce présage aussi l’apogée de l’histoire. En escaladant la tour des machines, 9S rencontre des copies hostiles de 2B. S’approchant de l’hystérie, il promet de toutes les tuer parce qu’elles ne sont pas sa 2B. Les parallèles se cristallisent après l’objectif de 2B en tant que Executioner soit révélé. Elle, de même, a massacré 9S d’innombrables fois. Ce qui était jadis humoristique sur scène devient une tragédie de catharsis destructrice. 2B et 9S, éternellement malchanceux,  se tuent entre eux à tour de rôle jusqu’à ce qu’un survivant suicidaire émerge.

« Roméos et Juliettes » fonctionne aussi dans l’histoire de A2. Pendant qu’elle monte la tour concomitant avec 9S, elle rencontre les Terminaux – les noyaux du réseau de machines responsables de l’anéantissement de son équipe il y a des années, qui s’efforcent constamment d’évoluer dans une direction similaire à l’humain. Pendant sa bataille, A2 et son Pod découvrent que les Terminaux continuent à se répliquer chaque fois qu’elle en tue un, et qu’ils évoluent trop vite pour qu’elle les vainque tous. Donc, plutôt que de se défendre, elle adopte une nouvelle stratégie : elle les laisse évoluer, les laisse se répliquer, jusqu’à ce que les Terminaux commencent à se battre entre eux. Certains considèrent A2 comme une menace à neutraliser ; d’autres recommandent de la garder en vie, car sa résistance continue offrirait l’occasion d’évoluer davantage. Les intelligences humanoïdes se divisent par leurs idéologies et, dans une simulation accélérée, et microcosmique de l’histoire humaine, elles s’éliminent l’un l’autre. Cette résolution intelligente, bien que réalisée par la non-violence (reflétant clairement la position de Yoko Taro sur la guerre), parle en réalité de la capacité de l’humanité à la cruauté et nourrit une prédiction pessimiste sur le résultat final.

Comme indiqué, l’humour et le drame font d’étranges compagnons de lit dans le travail de Yoko Taro. Si nous nous souvenons de l’original Roméo et Juliette, Juliette songe « Qu’y a-t-il dans un nom ? » Dans NieR : Automata, un peu. L’histoire déborde de références à la philosophie existentielle, à la fois subtile et douloureusement évidente.  Il semble même bête d’écrire ceci, mais le nom de 2B est un jeu de mot sur « to be »  (ndt. : verbe « être » à l’infinitif). Le jeu rend tout ceci sauf explicite. 9S, de même, peut tirer son nom de l’allemand « nein ist ». La grammaire n’est pas tout à fait bonne, mais une telle affirmation pourrait être interprétée comme  « is not » (ndt. : n’est pas), et Yoko Taro a une histoire à nommer des personnages, à la fois avec des mots et des nombres allemands. A2 représente probablement le français et le latin « Et tu », signifiant  « and you » (ndt. : et toi). Cela fait probablement référence à son statut de fugitive parmi les unités YoRHa, aux côtés du  fait qu’elle ne rejoint le groupe qu’à mi-chemin à travers le jeu.

La plupart des boss prennent leurs noms de philosophes célèbres, et beaucoup d’entre eux rencontrent leurs fins de manière ironique. Ko-Shi et Ro-shi j’en ai déjà discuté. Marx et Engels résident dans une usine que leurs homologues de la vraie vie auraient abhorrée, et ils sont tués une fois que 2B saisit leurs moyens de production. Simone [Beauvoir] est obsédée par la beauté et la féminité jusqu’à ce qu’elles mènent à sa perte. Kierkegaard décède et  « become as god » (ndt. : devient un dieu) dans son culte mortel bizarre. Immanuel [Kant] habite le corps d’une machine nourrissonne, agissant comme un incroyable double jeu de mots sur l’enfant Christ et les propres croyances de Kant sur l’agency des enfants. D’ailleurs, Yoko Taro peut comparer ou non Kant à un bébé littéral. D’autres exemples, tels que Pascal, Hegel, Auguste [Comte], Jean-Paul [Sartre] et Friedrich [Nietzsche] saupoudrent tout le récit.

Cependant, ces références vont au-delà des  parallèles mignons et suffisamment ridicule (bien que ce soit définitivement présent). NieR : Automata plonge tête la première dans les eaux troubles de l’enquête existentialiste et invitent le joueur à explorer à ses côtés à travers ses transactions narratives uniques.

VI. Meaningless Code et Childhood’s End

*Cette section contient des spoilers concernant NieR: Automata*

La poursuite de la philosophie incarne une tentative de trouver des réponses pour des problèmes abstraits. La nature de ces problèmes vient d’une imperfection ou d’une insatisfaction avec la vie. En d’autres mots, la philosophie représente la tentative de l’humanité de dériver le sens de la douleur. Dans « Le Mythe de Sisyphe », Albert Camus, qui est n’apparaît mystérieusement pas dans Automata, explore la logique du suicide comme une réponse à la vie qui est souvent douloureuse, et en fin de compte, transitoire et dénouée de sens.

Rationalisé la vie implique donc une indulgence à l’absurde, un investissement dans quelque chose qui est totalement inutile. Les machines qui vivent indépendamment du réseau ont toutes une valeur particulière de la vie : l’amour pour les machines du désert, l’amusement pour les machines du parc d’attraction, la religion pour les machines de l’usine, la haine pour Adam etc. Un des passages illustrés montre clairement que chaque machine détient un unique « trésor » qui leur accorde un but :

« Conscience, douleur, joie, misère, fureur, honte, désolation, l’avenir… Le sens de la vie. »

Divers sens sont aussi présents au sein des unités YoRHa, des terminaux, Devola, Popola et 9S – qui se manifestent presque tous comme un moyen d’avancer à travers un trauma. Le concept de trauma, où une personne porte ou relâche une expérience difficile sous la forme de dépression, posait un problème unique pour Sigmund Freud dans son livre Au-delà du principe de plaisir.  Si le sens de la vie vient de la poursuite des plaisirs et du bonheur, même dans face à une désillusion délibérée, alors pourquoi l’esprit, conscient ou inconscient, maintien des souvenirs douloureux sans un côté pratique ? Pourquoi l’esprit irait outre sa fonction pour recréer des stimuli négatifs ? Une théorie de Freud avance une résolution par la répétition, par la découverte de sens derrière un évènement traumatisant ou dans la fabulation envers une résolution différente – les deux démontrent des processus douloureux qui se retourne fréquemment lors du rappel d’un trauma.

Pour les androïdes et les machines de NieR: Automata, la mort physique est relativement peu importante, mais la perte de la mémoire incluant la perte de conscience l’est. Plusieurs fois durant des cinématiques, 2B et 9S ordonnent leur autodestruction afin d’échapper à des situations désastreuses et transfèrent leur conscience dans des corps différents (mais identiques) dans le bunker. Le jeu implémente aussi ce concept auprès du joueur ; quand le personnage d’un joueur « meurt », il se réincarne au point de sauvegarde le plus proche, mais un peu de la progression est perdue. Le joueur perd toute l’expérience accumulé et les niveaux qu’il a précédemment gagné depuis la dernière synchronisation avec le serveur des androïdes, mais s’ils retrouvent leur corps précédent où ils sont morts, ils peuvent directement retrouver ce qui a été perdu sans frais.

Les androïdes comprennent donc la mort différemment : la mort est une perte de mémoire, devenant une version de vous qui n’est pas vous. 9S échoue à sauvegarder lors de la première mission, ainsi après que son corps soit détruit, il rencontre 2B une nouvelle fois une première fois. Le trauma atroce de 2B découle du fait de supporter les souvenirs de la rencontre et du meurtre 9S encore et encore. Elle est bloquée dans un cycle perpétuel de vie et de mort, comme ses propos du début le mentionne, et le fardeau de sa mémoire façonne sa personnalité. La pression que cela porte sur les autres types d’androïdes Exécuteurs est exploré dans une quête seconde où les protagonistes restaurent la mémoire d’un soldat amnésique. Le soldat révèle sa fonction d’Exécuteur avec un rire étourdi et explique qu’elle a supprimé sa propre identité pour échapper au trauma.

Androïde ou machine, la suppression du passé de la personne est un testament vers le suicide. Pascal, une machine pacifique qui protège un petit village, découvre que les enfants sous sa protection se sont suicidés suite à la peur qu’il leur a instillé pour des raisons de protection. Incapable de prendre la responsabilité ou le chagrin, Pascale plaide envers A2 le fait de le tuer ou de supprimer sa mémoire, sachant que Pascal n’a pas de sauvegarde ou de corps pour abriter sa mémoire, les options sont relativement les mêmes. Un twist perturbant arrive si le joueur supprime la mémoire de Pascal. Si le joueur retourne dans la village vide de Pascal, il sera présent comme un marchand tentant de profiter des « déchets » qui jonchent dans le village. Il propose ainsi de vendre des parties des corps des enfants et d’autres villages contre de l’argent, vu qu’ils ne représentent plus rien à ses yeux. La bienveillance de Pascal à éviter le trauma le rend vide et solitaire. Incapable de trouver l’espoir ou le sens derrière la mort de ses charges, Pascal choisi de mettre fin à sa vie, d’une manière ou d’une autre.

Comme démontré par le cycle de la violence dans le premier NieR, le chagrin inconsolable adopte des propriétés mimétiques dans Automata. Après que 2B tue Adam, Ève part dans une folie meurtrière sans de buts définis. Quand 2B et 9S le confronte, il les insulte pour lui avoir volé sa raison de vivre.

«Ah… Vous voilà. Je sais que vous ressentez la même chose que moi. Ce monde n’a… aucun sens. Et pour moi, mon frère… représentait tout… Alors, maintenant… TOUT DOIT PÉRIR !»

Le chagrin d’Ève se propage vers 9S de la même façon. Après le combat, 9S est infecté par une partie de la conscience d’Ève. Avec la fusion partielle de leurs mémoires, 9S décide que ses données ne peuvent être téléchargé vers le serveur et demande à 2B de le tuer. Malgré le fait qu’il puisse toujours revenir dans un nouveau corps, 2B regrette le fait que 9S doive perdre cette version de lui qui « existe en ce moment », encore une fois avec la relation inhérente entre mémoire et identité. Mais même cette idée est compliquée à cause de la fusion temporaire de 9S et Ève, tout comme l’incorporation de la mémoire de 2B dans A2 plus tard dans le jeu. Il semble que cette identité n’existe pas dans un ‘vide’, mais plutôt formée par les interactions avec les autres, comme pour Pascal. L’influence des autres existe telle une mémoire fantôme dans notre subconscient, influençant notre façon de se développer, notre façon de penser et que nous ressentons les choses, et comment nous surmontons notre chagrin. Même après que l’androïde anéantisse la conscience indépendante d’Ève, son empreinte guide 9S vers un chemin d’homicides nihilistes une fois qu’il vivra la même expérience de perte. Le trauma est de nature sympathique, d’où le fait que les joueurs puissent choisir de prendre 9S lors du combat final, malgré sa logique erronée.

Comme les androïdes et les machines qui mènent une guerre à l’encontre de leurs maîtres in absentia, 9S porte sa violente et finale croisade au nom de 2B. Il reste totalement fixé sur elle après sa mort, malgré la douleur que cela apporte. Après la confrontation contre les clones de 2B dans la tour, il arrache le bras de l’un deux et l’intègre à son corps. Il ne peut littéralement pas la laisser partir, malgré les avertissements de son pod par rapport au virus qui se répand en lui. Il prête serment de détruire les machines et A2 en l’honneur de 2B, avec comme conséquence la damnation. C’est tout ce qui lui reste pour vivre. Quand A2 lui raconte la vérité à propos de 2B, il réagit avec hostilité, même s’il l’a toujours suspecté. 9S ne peut pas supporter le fait que son combat soit insensé. Les humains pour qui il se bat se sont éteints. La femme qu’il aime est morte. Le dernière chose qu’il veut entendre c’est qu’elle ne vaut pas le coup de se battre pour elle. Sa relation idéalisée lui donne un sens, et chaque acte de violence en son nom rend ses sentiments fantaisistes plus légitimes. Le délire et la violence narcotique l’aide à tenir le coup, mais réellement, rien n’est résolu. Dans The Pervert’s Guide to Cinema, Slavoj Žižek commente qu’il y a un nom pour la fantaisie qui se réalise : « cauchemar ».

9S

La guerre fonctionne comme un bouclier pour les insécurités psychologiques. Les androïdes ont risqué de tomber dans le désespoir avec la mort de l’humanité, alors ils ont construit un grand complot qui clame que l’humanité a survécu sur la surface de la lune. Pendant ce temps, les machines sont devenues l’ennemi parfait pour que les androïdes combattent et assurent un sens à leur but. L’impasse militaire garantie que la vérité ne sortira jamais, et permet ainsi aux androïdes de garder espoir et de perpétuellement contribuer à leur cause. Les Terminaux, la machine néfaste qui co-dirige YoRHa, se trouvent être tout aussi pathétiques. Leur but primaire est de détruire l’ennemi – ici les androïdes, ce qu’ils peuvent faire facilement. Néanmoins, ils ont peur d’un futur sans buts, vu que leurs créateurs ne sont plus de ce monde pour leur désigner un but pour eux. Ils décident d’éteindre la guerre aussi longtemps que possible, évoluant et développant leur conscience, mais toujours en laissant les androïdes survivre afin que le conflit, la raison de leur existence, persiste. Psycho le dit le mieux:

«… Donc, pour résumer : on se bat depuis plusieurs siècles contre un réseau de machines qui porte en son sein le spectre de l’humanité. On vit dans un putain de monde où on mène une guerre sans fin qu’il nous est IMPOSSIBLE DE PERDRE, et tout ça pour les beaux yeux d’un Conseil de l’Humanité qui n’existe même pas. »

La recherche d’un sens derrière la souffrance rend les choses dramatiquement lourdes, mais n’importe quel œuvre d’art explorant un concept comme ça aura besoin de le communiquer délicatement, par crainte que la farce devenu tragédie retombe dans la farce. Après tout, le jeu annonce originalement cette idée avec l’opérateur 6O, interrompant en pleurant l’histoire afin de se plaindre d’avoir été rejetée pour un rencard en prétendant alors qu’elle ne sait plus comment « continuer à vivre » (“go on living”). Une habile manipulation du sujet est alors requise pour l’empêcher de devenir kitsch. C’est là que, pour Automata, une lecture transactionnelle triomphe.

Les joueurs familiers avec le premier jeu risquent de reconnaître Devola et Popola comme manipulatrices et antagonistes en fin de jeu. Elles réaparaissent dans Automata, même si ce ne sont pas vraiment elles. Les unités Devola et Popola originelles périssent dans le dernier combat de NieR, pendant que celles dans Automata restent parmis les dernières de leur gamme de modèles. En raison de l’échec de leurs précédentes incarnations et du subséquent effondrement du Projet Gestalt, les nouvelles Devola et Popola sont ostracisées par la société des androïdes. Leurs oppresseurs ne savent pas particulièrement le pourquoi ils les punissent, puisque la croyance prédominante est que les humains vivent en sécurité sur la lune. Leur préjudice et abus est plus une coutume culturel qu’autre chose. Cependant, même les jumelles elles-mêmes ont  internalisé leur oppression. Elles croient qu’elles existent pour souffrir afin d’expier ces péchés passés qu’elles ne comprennent pas totalement. Elles portent une existence dégradante, rationalisant leur souffrance comme un châtiment mérité. Elles endurent la honte des visages de leurs prédécesseurs, bien qu’elles savent n’avoir personnellement rien fait pour justifier ce sort dans leur vie.

Mais, Yoko Taro ne parle pas seulement de ce préjudice. Il ne fait pas que le montrer non plus. Il le prouve.

Juste avant que 9S n’entre dans la tour, les jumelles apparaissent de nulle part et brandissent leur armes vers celui-ci. Ceci reflète avec quasi-perfection le premier jeu, où elles apparaissent de façon inattendue devant le dernier niveau et menace les héros. Les joueurs familiers, moi-même inclus, ont interprété ce moment dans Automata comme un autre signe de leur duplicité. Une combat semble tout sauf évitable, mais ce ne peut sembler comme cela qu’à cause du bagage que les personnages portent avec eux, un bagage qui n’est pas le leur. La scène se révèle rapidement comme un leurre avec Devola et Popola attaquant les machines flanquant 9S et offrant leur vie à son service. Elles ne semblent pas comprendre la motivation de 9S ou l’élan psychotique derrière. Plutôt, elles cherchent l’expiation à travers le martyre, peut-être le seul moyen où elles vont trouver la paix. Elles meurent par abnégation, espérant avoir assouvis leurs faux péchés.

Le joueur devient efficacement un acteur dans cette scène, comme ils s’attendent à avoir un retournement de situation. Les joueurs devraient assumer les hostiles intentions de Devola et Popola et les assimiler à leurs anciennes versions. Mais en faisant ainsi – et plus important, en ayant tort – le jeu implique les joueurs dans la même logique discriminatoire que les androïdes utilisent afin de brutaliser les sœurs. Développer un scénario afin de montrer des préjugés est une chose. Tromper le public en l’y engageant le rend indéniable et terrifiant. Ça déclenche un sentiment de dégoût, et par extension, une étouffante culpabilité. Une moins écrasante, pourtant plus authentique que celle des jumelles.

En s’interfaçant avec le joueur, Automata utilise des techniques inconnues aux autres médias afin d’encourager son audience à réfléchir au but de leur partie. Par exemple, les « Succès » ou « Trophées » tant convoités, omniprésent dans le jeu vidéo moderne, traditionnellement obtenu en complétant des tâches portant au défi, peuvent être achetés à un magasin dans Automata. Ils ne sont plus un témoignage des compétences, mais le furent-ils jamais? Ont-ils une quelconque fonction au-delà de la bête poursuite de la gloire compétitive? Sont-ils seulement une fin en soi ? J’avance que la réponse est « Non » à tous les niveaux. Cette fonctionnalité avait généré la controverse à sa sorti, ce qui illustre à la fois la culture moralisatrice entourant de tels trophées, en plus des désires obstinément résilients des consommateurs à imposer un sens à l’insignifiant, le défendant jusqu’à la mort.

Même reconstituer l’intrigue de NieR: Automata dans la plus large cosmologie de la série s’avère être une tâche frustrante et ingrate. Le jeu annonce des connections aux histoires précédentes, comme le Red Eye disease, le Cult of Watchers, la Demonic Flower et l’énigmatique Accord, mais jamais un clair motif n’en ressort. Pendant ce temps, les fans (moi-même inclus), passent au peigne fin les moindres détails dans le vain espoir de trouver une explication cohérente. Au lieu de cela, nous dessinons des constellations.

Pointscommuns

Cet univers nébuleux laisse les joueurs autant confus que les personnages en ce qui concerne le grand plan pour l’univers du jeu. Peut-être qu’un tel plan n’existe pas. Peut-être que Yoko Taro le forme au fur et à mesure. Mais, peut-être que la lutte à y chercher un sens, même face à la douleur, la difficulté, and potentiellement la futilité, peut-être que ceci est le vrai sens derrière ce tout.

VII. Le final avant-gardiste de NieR : Automata

*Cette section contient des spoilers de NieR : Automata*

The [E]nd of YoRHa. Tout juste un mois après sa sortie, cette fin s’était déjà installée dans les annales de l’histoire du jeu vidéo.

Suivant la complétion des fins C et D, les trois protagonistes androïdes sont laissés pour mort. Pendant que les crédits de fin commencent à dérouler, le Pod 153 intervient avec un rapport du début de la procédure d’effacement des données, le protocole final après la destruction du projet YoRHa. Dans cette séquence, Yoko Taro montre son intime connaissance de la réputation de ses jeux, dont les fins sont sombres et dépressives. Le plan du Pod 153 reporte l’attention sur le premier NieR qui amenait à une suppression des données dans une des quatre fins disponibles. Les crédits continuent de descendre en s’effaçant, montrant implicitement que, une fois encore, l’histoire se terminera sur une note nihiliste et privera le joueur de quelconque enregistrement de ce qu’il a accompli. Mais quelque chose d’inattendu va se produire. Le Pod 042, nommé ainsi en référence comme la réponse à la vie, l’univers, et tout ce que l’on souhaite, interrompt cette suppression des données.

Tout le long du jeu, les Pods, qui à la base agissaient comme des soutiens pour les androïdes, ont développé leur propre définition de la conscience qui va au-delà de celle abordée par la construction de la narration principale. En fait, les Pods ont ici tendance à briser le quatrième mur une fois de plus. Entre les tronçons principaux de l’histoire, ils ont pour habitude de tenir de brèves conversations dans un endroit vide, ne représentant aucune localisation physique dans le jeu. Ils y commentent les actions effectuées jusqu’ici et partagent leurs suggestions et prédictions quant à la manière avec laquelle les prochains évènements vont se dérouler. Les Pods fonctionnent ici similairement à un « Greek chorus » (terme anglais désignant les artistes de théâtre grec qui avaient une apparence similaire entre eux et qui commentaient ensemble les actions dramatiques). Leurs échanges apportent beaucoup de légèreté, utile à certaines situations. A ce moment-là, le Pod 042 s’inquiète à propos de l’inviolabilité de leur canal de communication, elle contacte donc le Pod 153 à travers un écran de chargement, comme une brèche dans le protocole pour laquelle elle va le réprimander. Ils sont apparemment capables de transcender la construction primaire de la narration, et cela leur permet d’interagir avec le joueur profitant des interstices présents (ici la brèche) dans les limites entre le scénario scripté et l’interprétation émergente du joueur.

Mais dans les jeux de Yoko Taro, les anormalités humoristiques comme celles-ci existent rarement dans le seul propos de la comédie. Lorsque le Pod 042 arrête le processus de suppression, il remarque qu’il détecte les données de mémoire de 2B, 9S, et A2, absorbées pendant l’effondrement du réseau des machines. Il prétend qu’il ne peut « accepter cette  résolution », et, après avoir convaincu le Pod 153 de se joindre à lui, décide de transgresser ce pourquoi il est programmé (Autant sur sa fonction de serviteur du projet YoRHa que de sa condition de personnage de jeu vidéo programmé) dans une volonté de sauver les protagonistes. Les « Greek chorus » se joignent à l’audience (le joueur) pour demander une fin plus joyeuse.

S’en suit une séquence de Shoot’em up, similaire aux mini-jeux de hacking que le joueur a déjà rencontré plusieurs fois. Toutefois, les ennemis sont cette fois les crédits eux-mêmes. Yoko Taro, les doubleurs, les programmeurs, les chargés d’animation, la division commerciale, les traducteurs, ainsi que des centaines d’employés de Square Enix et Platinium Games arrivent pour empêcher le joueur d’accéder à une destinée alternative. Textuellement, cette phase est conçue comme un programme de purge initié par les machines pour se prémunir contre la récupération de leurs données par les androïdes. Par ailleurs, dans un contexte autre que celui du jeu, cela représente une rébellion de la fiction contre son créateur. A défaut de pouvoir suivre les vœux de 2B, le joueur se voit donner une chance de tuer Dieu.

Conflict

Je pense que la vignette en bas à droite du Grant Snider comic ci-dessus représente d’une manière succincte cette dernière bataille.

Horriblement difficile, cette séquence tuera le joueur moyen encore et encore. Lorsque l’on se bat contre les êtres qui contrôlent l’univers, on ne peut pas s’attendre à ce que cela soit facile. A chaque mort, le joueur se voit poser une question avant qu’il puisse essayer à nouveau. Cela inclut :

« Acceptez-vous la défaite ? »

« Abandonner maintenant ? »

« Tout cela est-il donc futile ? »

« Admettez-vous que ce monde n’a pas de sens ? »

Le joueur doit constamment répondre « Non » à chaque question pour pouvoir recommencer, même si ses multiples essais n’ont rien donné. Par ailleurs, à chaque mort, de plus en plus de messages apparaissent en arrière-plan, beaucoup encouragent le joueur à continuer. Ces messages viennent de joueurs qui, partout dans le monde, ont réussi cette séquence. A ce moment-là,  la séparation entre la narration interne et l’expérience du joueur s’effondre. Les personnages et le joueur doivent simultanément se confronter à l’échec et poursuivre leur chemin face au désespoir. Une histoire unifiée et pleine de courage émerge. On ne peut pas retrouver ça dans un film. Ni en littérature, ni en musique, ni en peinture, ni en sculpture ou dans n’importe quel autre médium. La fin de NieR : Automata  crée un nouveau lexique pour le langage du média interactif.

Après un certain nombre d’essais sans succès, le joueur reçoit une « offre de sauvetage ». Accepter cette offre altère drastiquement la bataille, un anneau de vaisseaux, représentant d’autres joueurs, se sacrifient pour leur hôte dans le cas où ils seraient touchés. Pendant ce temps-là, tirant tous à l’unisson, ils déciment les rangs chez les Dieux-développeurs. Durant ce passage, un nouveau chœur se joint à la musique en arrière-plan, signifiant l’unité dans les rêves de chacun pour un futur meilleur. Ce chœur est composé des voix de la plupart des développeurs, incluant Yoko Taro lui-même. Même les dieux contribuent à ce rêve.

Une dernière cinématique après la bataille nous révèle que les Pods ont reconstruit 2B, 9S et A2 avec tous leurs souvenirs intacts. Le Pod 153 nous avertit que le cycle de la violence pourrait à nouveau recommencer, les amenant à la même conclusion que précédemment, que le Pod 042 accepte comme une possibilité. Toutefois, il place sa confiance en un futur plus radieux. Après tout, 2B n’a plus aucunes raisons de tuer 9S, 9S n’a plus aucunes raisons de tuer A2, A2 n’a plus de raisons de tuer les machines, et les machines n’ont plus de raisons de tuer les androïdes. Trouver un sens à leur vie en dehors du conflit qui définissait leur existence n’appartient qu’à eux, ce qui nous demeure comme une perspective intimidante à part entière.

Mais 042, l’idiot illuminé, qui a l’air « complètement ridicule » d’après ses propos, nous offre des mots pleins de sagesse :

« L’avenir ne vous est jamais imposé, c’est à vous de le forger »

La scène devient graduellement de plus en plus sombre, le Pod 042 s’adresse directement au joueur via une dernière requête. En raison de contribuer à une « offre de sauvetage », comme celle que le joueur a précédemment reçue pour atteindre la fin, le joueur doit lui aussi léguer toutes ses données. La signification des sacrifices effectués par les autres joueurs durant la séquence de Shoot’em up finale devient claire. Pour que tout le monde puisse avoir accès à l’happy ending, le joueur doit faire un sacrifice et passer le relai. Le Pod 042 rappelle au joueur que peu-importe qui il va sauver, il ne le connaîtra probablement pas, il pourrait même, éventuellement, être quelqu’un que le joueur déteste. Cette suppression des données se ressent d’une manière différente que celle dans le premier NieR. Dans le jeu original, la même requête semble plus contraignante, ce qui renvoie dans les thèmes que le jeu aborde, à savoir l’inéluctabilité et la futilité. Dans Automata, on la ressent d’une manière altruiste, en plus du fait qu’accepter que cette requête est optionnel. Le joueur peut être témoin de cette partie finale et pourtant refusé d’abandonner ses données. Mais le jeu attend de son audience qu’elle y soit sensible, et c’est légitime. NieR : Automata utilise son support de jeu vidéo à plein potentiel et demande à être pris au sérieux. On ne peut pas accéder à cette fin si l’on admet que « les jeux vidéo sont des choses futiles ». Dans un jeu hanté de réponses négatives à encaisser, les joueurs reçoivent l’opportunité de surmonter leur souffrance, y trouver un sens, et de la transformer en compassion pour autrui.

Avec la fin de Automata, beaucoup de mystères resteront concernant le propos général de la série Drakengard/NieR. Mais cela importe peu. Automata achemine l’histoire de Drakengard/NieR avec la violence comme sa conclusion naturelle/guérison.

VIII.  Une Observation Passionnante du Potentiel des Jeux comme Art

Malgré les normes vertigineuses susmentionnées sur ce qui se qualifie comme « art », j’admets que la définition de l’art reste plus variable que jamais. Mais je pense qu’une chose qui mettra beaucoup de monde d’accord est que l’art est en mouvement. Quelque chose qui inspire une émotion intense ou se propage en inspirant d’autres artistes – il doit y avoir de la valeur en cela.

Même l’art répugnant, comme le premier jeu Drakengard, suscite une réponse émotionnelle profonde et s’engage avec son public sur un niveau plus intime que la plupart des médiums. L’art pourrait provoquer la dépression en vous rappelant la futilité de la vie. Ou il pourrait offrir de nouvelles perspectives sur le sens de votre vie et indiquer une voie vers la guérison. Ou peut-être pourrait-il vous inspirer à écrire une critique littéraire de 10000 mots sur un jeu vidéo parlant d’androïdes aux longues jambes avec des katanas.

NieR: Automata est un accomplissement définissant un genre nouveau. Yoko Taro a réalisé quelque chose que je pensais jusque là impossible. Je suppose que le Pod 042 avait raison ; il y a toujours la possibilité d’un futur différent de celui auquel nous nous attendons.

– Hunter Galbraith

11 commentaires sur “D’abord une farce, puis une tragédie : Chronique narrative transactionnelle de Drakengard à NieR: Automata

  1. Merci infiniment pour votre boulot sur cette traduction !
    J’avais énormément de questions même après avoir fini les différentes fins et j’ai trouvé quasiment toutes les réponses que je souhaitais.

    Très bonne continuation et merci de votre passion et de votre partage !

    Aimé par 1 personne

  2. En 2020 ce jeux hante encore mon esprit, je cherche le moindre indice je tombe sur de nouveaux articles etc… ce jeux n’est pas simplement un passe temps non c’est une œuvre d’art.
    Merci pour cet article incroyable

    Aimé par 1 personne

    1. Merci énormément pour cette traduction , ce jeu me rend tellement mélancolique et nostalgique même après l’avoir fais il y’a de ça 3 ans et demi maintenant.
      J’aimerais tellement d’autres suites ou plus d’informations de la part de l’auteur !

      Aimé par 1 personne

  3. Merci pour la traduction
    J’ai beau avoir finit ce jeux il y a des mois, il me reste encore ce petit vide qu’il a laissé.
    L’article m’as aider à comprendre quelques conceptes que j’avais du mal à formuler franchement
    L’industrie gagnerait tellement à laisser plus de place à ce genre de jeux.

    Aimé par 1 personne

  4. Incroyable pavé qui m’a pris beaucoup de temps à lire, et je ne regrette absolument pas! Venant de finir le jeu, dans son intégralité je me posais tout un tas de questions, certaines qui tombaient sous le sens et d’autres non: j’ai eu toutes mes réponses. Ce jeu m’a vraiment touché, bluffé par la qualité d’écriture de l’histoire. Absolument rien n’est a jeter, en espérant qu’un prochain nier nous viendra bientôt. Merci beaucoup pour les explications, du super travail.

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire